Graines de culture
Il est dans ma caverne d'Ali Baba quelques livres que je ne laisserai jamais partir sans moi. Non pas qu'ils appartiennent à la glorieuse catégorie des beaux livres, livres d'art, éditions rares ou épuisées. S'il se peut que quelque spécimen de ce genre se trouve sur les nombreuses surfaces planes promues au rang de bibliothèque, il ne mérite pas plus de considération qu'un poche jauni et taché que je cherche en vain depuis plusieurs semaines.
Encore un que j'ai dû prêter ou donner !
C'est plus fort que moi : je prête les livres comme je popose un lien pour envoyer un visiteur sur un site qui m'a conté. Il m'est arrivé de perdre ainsi des ouvrages dont j'espère qu'ils seront appréciés à leur juste valeur.
Je songeais tantôt à " Plus jamais sans fusil ", dédicacé en italien par son auteur, que j'avais prêté à une amie de passage et qui doit toujours trôner dans sa bibliothèque.
Bah ! de toute façon, francophone exclusive, je n'avais pas compris la dédicace : le livre est donc mieux chez elle que chez moi. D'autant que je me souviens très bien de la soirée au cours de laquelle j'avais rencontré cet homme et avais échangé avec lui quelques propos désabusés...
J'ai perdu, et là j'enrage car la personne qui me l'a piqué ne le méritait pas, un excellent ouvrage sur l'évolution dont j'ai malheureusement oublié le titre.
Non contente de placer mes livres entre toutes les mains, j'ai commis parfois l'erreur de les laisser déflorer par des esprits grossiers... Je me souviens qu'il était d'une drôlerie rarement atteinte dans les ouvrages scientifiques.
A ma grande honte, j'ai aussi quelques livres dont je connais parfaitement les propriétaires qui doivent sans doute me trouver bien impolie... Qu'il sachent que " Sa majesté des mouches ", une excellente biographie de Boris Vian, " Les rêves des autres " ou " Comment voyager avec un saumon " me suivent dans tous mes déménagements et bénéficient d'un traitement de faveur : jamais dans un carton mais bien en vue, au cas où l'ami ferait halte en mon repaire. Il est rare que l'on parte d'ici sans un livre ou un pot de confitures, parfois les deux !
D'ailleurs, je me demande si je ne vais pas organiser une immense fête des livres prêtés, oubliés, perdus, rendus, volés qui sait... Une sorte de pow wow de la littéraure intime ou chacun apporterait en présent un livre qui le fait encore vibrer, un de ces livres dont on sait qu'on le rachètera, tellement indispensable que nul ne saurait en être privé davantage. Car il en va des livres comme de certains produits de première nécessité : à quoi bon les avoir lus, en posséder un exemplaire si nul ne peut partager le plaisir, l'émotion, l'éveil, la sensation, l'instant suspendu au dessus de la mêlée, le désarroi voire la confrontation.
Les livres seraient non seulement échangés mais on en lirait quelques extraits à haute voix autour d'un feu, sous les étoiles, loins des médias et de leurs critiques littéraires. Nous serions là, avec notre petit morceau de texte à faire goûter...
Un endroit tenu secret jusqu'à l'ultime marche des lecteurs , à l'abri "des chiens et des imbéciles", des caméras, des micros, des ordinateurs qui pour une fois, veilleraient sans nous... Une offrande à la culture, la reconnaissance d'esprits conscients d'avoir bénéficié d'un bien qui se raréfie autant que l'eau claire : le goût de lire transmis par des générations de passeurs et passeuses dont certains furent aussi professeurs et savaient que, surtout pour vendre des tickets de cinéma ou nettoyer les toilettes d'une entreprise, mieux valait porter en soi la clé de la liberté, clé des champs que l'on prend parfois dans un métro bondé...
Toujours ceux qui y lisent rayonnent et dessinent une bulle que peu osent rompre, même au plus fort de l'affluence...
Voilà que sur ma table est posé un énorme recueil des contes et nouvelles transmis par l'une de mes grands-mères comme s'il se fût agi d'un inestimable trésor...
S'il l'est, c'est sans doute grâce à ce leg...
J'ai parfois le sentiment que cette bonne femme savait exactement ce qu'elle semait en moi en me confiant ces nouvelles qui ne prennent jamais une ride, fleurissent à chaque lecture avec une vigueur et un plaisir neufs, raniment le temps où elle lisait encore.
Son fils dit que désormais elle a des hirondelles dans le minaret ou des papillons dans le clocher, mais cela sonne moins bien. C'est pour avoir moins peur quand il la voit s'enfuir dans sa maladie de sénilité bien méritée.
Qui sait si là bas, elle n'a pas retrouvé tous les personnages de tous les livres qu'elle offrait à notre convoitise.
Parmi les livres qui partiront avec moi, il y a les siens. Par dessus mon épaule de lectrice, un visage délicieusement sillonné parfumé au savon de marseille arrose encore et encore les graines semées bien avant le langage. C'est à elle que je dédie les contes et nouvelles de Marcel Aymé.
Ce matin, le soleil m'a appelé sur la terrasse. L'énorme volume s'est ouvert à la page " Trois faits divers " :
Il fait nuit. Un homme fuit. C'est un assassin
Il rencontre un autre homme. C'est un assassin aussi.
Ils se racontent, se découvrent semblables, frères en assassinats commis cette nuit de lune, s'épanchent, pleurent sur leurs douleurs respectives :
" - Il faut penser à tous les malheureux comme nous qui courent entre la nuit et les bois, ou qui se cachent dans un coin, parce qu'un couteau ou une hache se trouvait à portée de leurs mains au moment qu'ils étaient en colère contre leurs femmes, contre un ami, contre une belle-mère, ou encore au moment qu'ils avaient besoin d'argent. Il y en a tu sais, il y en a..."
Dédicace à tous ceux qui caressent les images, explorent les liens et qui sait, imaginent un lieu où nos livres, l'espace de quelques nuits, prendront corps...